Méditation du Jeudi Saint
Et le Verbe s’est fait frère...
Il m’a aimé jusqu’à l’extrême, l’extrême de moi, l’extrême de lui...
Il m’a aimé à sa façon qui n’est pas la mienne.
Il m’a aimé gracieusement, gratuitement ...j’aurais peut-être aimé que çà soit plus discret, moins solennel.
Il m’a aimé comme je ne sais pas aimer : cette simplicité, cet oubli de soi, ce service humble et non gratifiant, sans aucun amour propre.
Il m’a aimé avec l’autorité bienveillante mais incontournable d’un père, et aussi avec la tendresse indulgente et pas très rassurée d’une mère.
J’étais blessé au talon par l’ennemi commun, et le voilà à mes pieds : ne crains rien, tout est pur. Comme Pierre, j’ai honte : il m’est arrivé, à moi aussi, de trébucher à sa suite, et même de lever le talon contre lui car il y a un peu de Judas en moi, et j’ai bien envie de chercher refuge dans la nuit quand la Lumière est là, fouillant mes ténèbres. Par bonheur, il ne regarde que mes pieds, et mes yeux peuvent fuir.
L’eau qu’il a versée va-t-elle réussir à me faire pleurer ?
Moi qui rêvais de l’amour comme d’une fusion de moi en Lui, c’est une transfusion qu’il me faut : son sang dans mon sang, sa chair dans ma chair, son Coeur dans le mien, présence réelle d’homme marchant en présence du Père.
Pauvreté, chasteté, obéissance, retrouver en moi un fils de complaisance.
Hélas ! L’amour se dévoilait, et déjà il m’échappe. Il était là, à mes pieds je n’ai pu le retenir.
Le voilà qui passe aux pieds du voisin, de la voisine, et de Judas lui-même, de tous ceux-là dont on ne sait s’ils sont disciples en vérité, et qu’il m’a fallu accepter ; c’était le prix à payer pour rester avec Lui, et pour avoir droit, ce soir, au pain et à la coupe.
Il a aimé les siens jusqu’à l’extrême, tous les siens, ils sont tous à lui, chacun comme unique, une multitude d’uniques.
Dieu a tant aimé les hommes qu’Il leur a donné son Unique : et le Verbe s’est fait FRERE, frère d’Abel et aussi de Caïn, frère d’Isaac et d’Ismaël à la fois, frère de Joseph et des onze autres qui le vendirent, frère de la plaine et frère de la montagne, frère de Pierre, de Judas et de l’un et l’autre en moi.
L’Heure est venue pour Dieu d’apprendre ce qu’il en coûte d’entrer en fraternité. Fils unique il est venu (d’auprès de Dieu). frère à l’infini des hommes, il s’en retourne auprès de Dieu, entraînant la multitude jusqu’à l’extrême de l’Unique.
C’est un exemple que je vous ai donné la leçon de choses est là, sur la table, avec ce pain et cette coupe à partager, mais le livre du Maître, c’est ce geste de serviteur cœur et corps livrés, là, de pieds en pieds, de frère en frère, pour graver la mémoire.
" Mon frère et ma sœur, et ma mère, ce sont ceux-là qui feront, aux plus petits de mes frères, ce que je vous ai fait là".
Rien de plus pur désormais qu’une multitude de frères s’aimant de proche en proche jusqu’à l’extrême de la patience et de la compassion, afin qu’aucun ne se perde de ceux que JESUS, notre frère, offre ce soir à son Père comme son propre Corps et son propre Sang.
Christian de Chergé, prieur de Tibhirine
Homélie du Jeudi Saint 1995