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Frère Christophe de Thibirine
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Le peuple restait là à regarder. Frères et soeurs, la Croix est un spectacle qui dure, un film qui n'en finit pas... Sur la Croix, voici l'homme, Jésus, l'acteur principal. Il ne joue pas sur l'écran. Il est dans la salle, avec les spectateurs. Il est dans l'histoire, avec nous. Voici l'homme dans son plus beau rôle. Le centurion bientôt dira : "en réalité, cet homme était un juste". L'Église, c'est un peuple qui regarde : et qui témoigne, qui tient et s'affirme elle-même dans ce regard porté envers et contre tout sur Jésus. Elle ne rêve pas. Elle n'imagine pas. Elle regarde : le réel de la Croix aujourd'hui. L'humanité torturée, humiliée, transpercée, défigurée.
L'Église ne se détourne pas. Son regard démasque le mensonge. Son regard témoigne. Le Procès n'est pas fini. L'Accusé n'a pas dit son dernier mot. L'Agneau immolé : il est vainqueur. Le Crucifié : il est ressuscité, vivant. Il règne. Christ et Roi.
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Frères et soeurs, regardons le Roi. Que notre regard témoigne et reconnaisse : Jésus, tu es mon Seigneur et mon Roi. Ce Roi vient d'Ailleurs, mais il est de chez nous et les siens ne l'ont pas reconnu. Il est né et venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Qu'est-ce que la vérité ? À la question de Pilate, à la question pratique d'un homme de pouvoir aux prises avec la politique, ses mensonges, sa violence, laissons répondre un Juif philosophe d'aujourd'hui. Il y a quelques années, nous l'avions accueilli ici, il s'appelle Emmanuel. Emmanuel Lévinas. Il écrit : « L'idée d'une vérité persécutée est l'unique modalité possible de la transcendance... se manifester comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé, c'est précisément ne pas entrer dans l'ordre. Dans ce défaitisme, dans cette timidité n'osant pas oser, par cette sollicitude qui n'a pas front de solliciter et qui est la non-audace même, par cette sollicitation de mendiant et d'apatride n'ayant pas où poser la tête, à la merci du oui et du non de celui qui accueille, l'humilité dérange absolument. Il n'est pas du monde. L'humilité et la pauvreté sont une façon de se tenir dans l'être. »
La Croix, frères et soeurs, c'est la façon qu'a Jésus de se tenir dans l'être. Qui le voit voit le Père. Ainsi Dieu se tient è la merci de notre accueil. En Jésus nous voyons comment Dieu se tient : quand vous aurez élevé le Fils de l'homme, vous saurez que je suis et que je ne fais rien de moi-même (Jn 8,28). Jésus est roi. Il tient sa royauté de celui qui l'a envoyé. Restons un moment à regarder ce roi en train de régner sur la croix. Regardons Jésus en plein exercice de pouvoir : obéissant Jusqu'à la mort.
D'abord, ce Roi : il n'est pas dans un lointain inaccessible, Il est à portée de regard. Ce Roi : Prince de la Paix. Conseiller merveilleux. Ce Roi est proche. Emmanuel. Dieu avec nous (Mt 1,23). Avec les grands de ce monde, la difficulté, l'impossibilité pour les petits, les sans-relations ni piston, c'est bien d'approcher du pouvoir. Ici, il n'est plus même question de s'approcher du roi : Jésus est proche. Ce qu'il faut c'est me reconnaître : bandit blessé à mort, pécheur, misérable. Ce qu'il faut c'est le reconnaître : lui, il n'a rien fait de mal (Lc 23,41). Y a-t-il plus grande royauté, plus grande autorité, plus grande liberté : il n'a pas idée du mal.
Ce Roi, il est roi pour toi, pour moi. Il n'est pas entouré d'une cour, ni protégé par un corps d'élite. Il est roi dans la relation qu'il voudrait instaurer avec tout être humain. Il est roi non pour assujettir mais pour sauver, guérir. Son désir : nous donner le pouvoir, le pouvoir de naître en lui : de Dieu. Oui, ce Roi, il est là. Il est présent Il est au milieu de nous pour que l'homme retrouve son pouvoir perdu, son pouvoir vendu: d'être à l'image de Dieu. Ce roi, il veut l'humanité debout. Comme Marie : droite dans la grâce, femme libre.
Comment donc s'y prend-il ce roi crucifié pour régner ? Prenons de lui quelques leçons d'art politique... Ce Roi écoute : homme d'inlassable écoute. On peut se dire devant lui... comme on est... après ce que nous avons fait... Ce Roi écoute et son écoute suscite la plus belle parole qui puisse monter du coeur de l'homme, la parole de prière : Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras comme roi. Toute prière humaine rencontre sur la Croix : Jésus Roi, lui offrant un coeur pauvre où venir régner, où venir aimer. Ce Roi répond : c'est lui-même, Dieu en personne qui répond. Jésus répond de tout son corps. Il est venu non pas pour être servi, mais pour servir, et le voici, se dépouillant de son vêtement sans beauté ni grande apparence (Is 53,2) : serviteur de l'amour afin que nous ayons part à son "Je suis". Il répond du mal qui est en moi, il prend tout sur lui. Il est roi, il va régler tout ça. Il donne sa vie pour ses amis. Voilà la grande affaire de son Règne. Son grand souci : donner. Donner la VIE.
Ce Roi quand il parle, c'est vrai et la vérité se réalise : aujourd'hui avec moi tu seras dans l'Éden (Lc 23,43). Et ce moi n'est pas tyrannique, il ne prend pas toute la place et il ne réduit pas au même. Tu seras, tu es libre dans cet être avec moi. Je suis responsable de ton bonheur, de ton paradis, de ta sainteté, de ta vie éternelle. Quand Jésus dit "c'est moi", quand il dit "Je",.. tout à l'heure, dans le jardin des oliviers, quand il a dit à toute la cohorte venue l'arrêter : "qui cherchez-vous ? C'est moi..". les gardes ont frémi (Jn 18,4.6). Et demain, Marie voudra saisir ce "Je suis" vivant : Rabbouni (Jn 20,16). Le Roi dit : "c'est moi". Oh ! Pilate et les hommes savent combien sont rares les moments où ils sont eux-mêmes: un "je" vrai, vulnérable. Pilate sait bien tout ce jeu de masques dont il dispose devant les téléspectateurs, faudra-t-il en ces mois d'hiver me présenter avec ou sans lunettes, une cravate jaune ? un costume gris classique ? et le «visage» ? sérieux, grave ou décontracté et sûr de moi. Pilate dispose de multiples identités de circonstances. Sait-il encore qui il est? Jésus n'a à sa disposition que l'unique "Je suis" dont le Père ne cesse de l'investir : "Tu es mon Bien-Aimé". Jésus va mourir d'avoir osé n'être que Lui, vrai dans le dialogue parce qu'il est le langage même de Dieu fait homme. Ce roi va mourir dans un geste royal : sa vie, nul ne la prend. Il la donne (Jn 10,18). Père, entre tes mains, je remets mon «Je suis ».
Terminons par une scène apparemment bien digne de la Croix. C'est Léon Bloy qui raconte : « Ce soir quand je rentre fatigué et m'installe dans mon fauteuil pour fumer une bonne pipe, quand ma petite fille s'approche, écarte le journal et s'installe sur mes genoux. Alors je comprends que mon règne arrive ». Oh ! Frères et soeurs, laissons venir Jésus, laissons venir sa grâce, sa vérité. Laissons-le aller. Il va vers le Père pour que son règne arrive. Sson règne afin que "l'amour dont tu m'as aimé soit en eux et moi en eux".
- Homélie, 22 novembre 1992